Contre le gouvernement des savants
Il s’agit ici d’un texte de Bakounine que j’ai retrouvé dans la compilation “Théorie générale de la Révolution” aux éditions Les Nuits Rouges, assemblée par E. Lesourd d’après G.P. Maximov. Cet extrait spécifique est le chapitre 4 de la première partie. Il me semble bien que le texte est dans le domaine public mais si sa copie ici atteint de quelconques droits, faites le moi savoir par mail.
Le Gouvernement de la science et des hommes de la science, s’appelassent-ils même des positivistes, des disciples d’Auguste Comte, ou même des disciplies de l’école doctrinaire du communisme allemand, ne peut être qu’impuissant, ridicule, inhumain, cruel, oppressif, exploiteur, malfaisant.
Un corps scientifique auquel on aurait confié le gouvernement de la société, finirait bientôt par ne plus s’occuper du tout de science, mais d’une tout autre affaire; et cette affaire, l’affaire de tous les pouvoir établis, serait de s’éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction.
Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science. Non pour détruire la science - à Dieu ne plaise! - Ce serait un crime de lèse-humanité - mais pour la remettre à sa place, de manière à ce qu’elle ne puisse plus jamais en sortir.
Dans leur organisation actuelle, monopolistes de la science et restant comme tels en dehors de la vie sociale, les savants forment certainement une caste à part et qui offre beaucoup d’analogies avec la caste des prêtres. L’abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités vivantes et réelles sont les victimes, et ils en sont les immolateurs consacrés et patentés.
La science ne peut sortir de la sphère des abstractions. Sous ce rapport, elle est infiniment inférieure à l’art, qui, lui aussi, n’a proprement à faire qu’avec des types généraux et des situations générales, mais qui, par un artifice qui lui est propre, sait les incarner dans des formes qui, pour n’être point vivantes, dans le sens de la vie réelle. n’en provoquent pas moins, dans notre imagination, le sentiment ou le souvenir de cette vie; il individualise en quelque sorte les types et les situations qu’il conçoit, et, par ces individualités sans chair et sans os, et, comme telles, permanentes ou immortelles, qu’il a le pouvoir de créer, il nous rappelle les individualités vivantes, réelles, qui apparaissent et qui disparaissent à nos yeux.L’art est donc en quelque sorte le retour de l’abstraction dans la vie. La science est au contraire l’immolation perpétuelle de la vie fugitive, passagère mais réelle, sur l’autel des abstractions éternelles.
Et pourtant, ce ne sont pas ces individualités abstraites, ce sont les individus réels, vivants, passagers, qui font l’histoire. Les abstractions n’ont point de jambes pour marcher, elles ne marchent que lorsqu’elles sont portées par des hommes vivants. Pour ces êtres réels, composés non en idée seulement, mais réellement de chair et de sang, la science n’a pas de cœur. Elle les considère tout au plus comme de la chair à développement intellectuel et social. Que lui font les conditions particulières et le sort fortuit de Pierre et de Jacques?
Puisque sa propre nature la force d’ignorer l’existence et le sort de Pierre et de Jacques, il ne faut jamais lui permettre, ni à elle ni à personne en son nom, de gouverner Pierre et Jacques. Car elle serait bien capable de les traiter à peu près comme elle traite les lapins. Ou plutôt, elle continuerait de les ignorer; mais ses représentants patentés, hommes nullement abstraits, mais au contraire très vivants, ayant des intérêts très réels, cédant à l’influence pernicieuse que le privilège exerce fatalement sur les hommes, finiront par les écorcher au nom de la science, comme les ont écorchés jusqu’ici les prêtres, les politiciens de toute couleur et les avocats, au nom de Dieu, de l’État et du droit juridique.
Mais tant que les masses ne seront pas arrivées à ce degré d’instruction, faudra-t-il qu’elles se laissent gouverner par les hommes de la science? À Dieu ne plaise! il vaudrait mieux pour elles se passer de la science que de se laisser gouverner par les savants. Le gouvernement des savants aurait pour première conséquence de rendre la science inaccessible au peuple et serait nécessairement un gouvernement aristocratique, parce que l’institution actuelle de la science est une institution aristocratique. L’aristocratie de l’intelligence! au point de vue pratique la plus implacable, et au point de vue social la plus arrogante et la plus insultante : tel serait le régime d’une société gouvernée par la science. Ce régime serait capable de paralyser la vie et le mouvement dans la société. Les savants, toujours présomptueux, toujours suffisants, et toujours impuissants, voudraient se mêler de tout, et toutes les sources de la vie se dessécheraient sous leur souffle abstrait et savant.
Supposez une académie de savants, composée des représentants les plus illustres de la science; supposez que cette académie soit chargée de la législation, de l’organisation de la société, et que, ne s’inspirant que de l’amour le plus pur de la vérité, elle ne lui dicte que des lois absolument conformes aux plus récentes découvertes de la science. Eh bien, je prétends, moi, que cette législation et cette organisation seront une monstruosité, et cela pour deux raisons. La première, c’est que la science humaine est toujours nécessairement imparfaite, et qu’en comparant ce qu’elle a découvert avec ce qu’il lui reste à découvrir, on peut dire qu’elle en est toujours à son berceau. De sorte que si on voulait forcer la vie pratique, tant collective qu’individuelle, des hommes à se conformer strictement, exclusivement, aux dernières données de la science, on condamnerait la société aussi bien que les individus à souffrir le martyre sur un lit de Procuste, qui finirait bientôt par les disloquer et par les étouffer, la vie restant toujours infiniment plus large que la science.
La seconde raison est celle-ci : une société qui obéirait à une législation émanée d’une académie scientifique, non parce qu’elle en aurait compris elle-même le caractère rationnel - auquel cas l’existence de l’académie deviendrait inutile-, mais parce que cette législation, émanant de cette académie, s’imposerait à elle au nom d’une science qu’elle vénérerait sans la comprendre, une telle société serait une société non d’hommes, mais de brutes. Ce serait une seconde édition de cette pauvre république du Paraguay qui se laissa gouverner si longtemps par la Compagnie de Jésus. Une telle société ne manquerait pas de descendre au plus bas degré d’idiotisme [sic].