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Peut-on encore se fier à la Tronche en Biais?

Cet article a initialement été publié sur le site du collectif Zone d’Échanges Métacritique (ZEM) le 27 Avril 2022.

Notes Préliminaires: Ce texte est une critique d’une interview proposée sur la chaîne de la Tronche en Biais (TEB). Mais contrairement aux pratiques courantes de la communauté sceptiques, l’objectif principal de ce texte n’est pas de “débunker” les positions de l’invité. D’abord parce que les débunks exhaustifs sont généralement aussi pénibles à réaliser qu’à lire. Ensuite parce qu’il nous semble plus intéressant de mettre en lumière des problèmes plus généraux du format et de la démarche: une intervention en direct, sans contradiction ou avec une méconnaissance totale du sujet de la part des hôtes, n’est qu’une plate-forme sur laquelle les invité·e·s peuvent raconter absolument n’importe quoi sans contradiction aucune. Au statut académique de l’invité, professeur d’université en sciences sociales et diplômé en physique, s’ajoute la confiance accordée à la TEB dans sa démarche de “laisser la parole aux experts”. Mais sans aucune analyse de leur part, sans capacité de réflexion critique sur ce qui leur est racontée, la TEB tombe en réalité dans les mêmes travers qu’ils prétendent combattre.

Edit: Suite à la demande tout à fait pertinente d’avoir un lien vers l’interview critiquée, vous la trouverez suivant ce lien..

« Qui garde les gardiens? » ou en latin « Quis custodiet ipsos custodes? » est une locution latine popularisée par Watchmen d’Alan Moore, Dave Gibbons et John Higgins. Dans le contexte de l’œuvre, la formule interroge qui peut empêcher les dérives de super-héros tout puissants. L’œuvre illustre la dérive fasciste de certains et met justement en garde contre le danger de la foi inébranlable dans certaines icônes persuadées d’avoir la solution à tous les problèmes.

Un peu de contexte

Le 24 novembre 2021, la TEB invitait le sociologue et historien des sciences Yves Gingras pour une interview en direct selon leur format de vidéo La Tronche en Live. La TEB est un des plus gros acteurs de vulgarisation de l’esprit critique sur l’internet francophone avec une chaîne Youtube comptant à l’heure actuelle plus de 270 000 abonné·e·s. Pour ceux qui ne le sauraient pas encore, nous avons de nombreux points de désaccords avec eux. Proposer une alternative au type de scepticisme défendu notamment par la TEB est justement la raison d’être de ce site.

Un point de divergence parmi d’autres est la place accordée aux disciplines s’intéressant aux questions sociales, la sociologie en tête, mais plus généralement les sciences humaines et sociales (SHS). Malgré une certaine volonté d’en inclure les apports, force est de constater qu’elles ne sont souvent considérées que comme des disciplines secondaires, aussi bien sur les sujets socio-techniques (comme les OGM ou le nucléaire) que sur la pratique des sciences de la nature. Et ceci n’est pas spécifique aux productions de la TEB, mais plus général à tout une partie de la zététique. On y entendra souvent des affirmations telles que “Les sciences sociales ne sont pas des sciences” illustrant ce manque de considération. Dès l’introduction de l’interview dont nous allons parler, Thomas C. Durand (TCD) justifie lui-même le choix de leur invité à travers leur position de néophytes 1Timecode: 7:25 vis-à-vis des sujets qu’ils souhaitent traiter. Comme déjà remarqué ailleurs sur le site, la TEB s’est déjà illustrée par la publication d’articles (d’invités douteux ou écrits par eux-mêmes) montrant une maitrise quasiment inexistante des sujets sociaux et des questions politiques sous-jacentes. Ceci malgré un point de vue très critique, sur la situation des sciences sociales. Notamment sur la présence d’une “mouvance militante dont il est difficile de critiquer les méthodes et la rhétorique sans devoir dans le même mouvement expliquer que l’exercice de cette critique n’implique pas une opposition aux principes brandis”.2Sans mettre de lien dès maintenant, il s’agit de l’introduction à l’article invité de Vincent Debierre sur le blog de TCD. L’article a beau ne refléter “que la pensée de son auteur”, force est de constater que cette pensée et les références qu’elle mobilise son extrêmement proches de celles que TCD mobilisera à son tour lors de l’entretien avec Gingras presque 4 ans plus tard. On ne peut que constater un a priori négatif de la TEB, et une association des disciplines des sciences humaines à une prétendue dérive militante.

Nous étions donc relativement curieux de l’entretien d’un historien et sociologue des sciences, Yves Gingras3Et à la vue de sa biographie sur le site de l’UQAM, ce choix semble, à première vue, tout à fait raisonnable., avec la TEB. Étant donné les discussions passées, bien que la démarche d’inviter un spécialiste à s’exprimer sur le sujet soit à leur honneur, nous avions des raisons de regarder cet entretien avec une attitude d’autant plus critique. Malheureusement, cette vigilance s’est avérée avisée.

Plus qu’un simple désaccord théorique avec Yves Gingras, nous avons relevé un grand nombre de positions naïves, de concepts mobilisés de manière caricaturale, ainsi que de propos particulièrement problématiques. Certains en raison des approximations conceptuelles mentionnées, d’autres en raison de contenus factuellement faux, d’autres enfin qui auraient au moins nécessité d’être repris par les hôtes de l’émission.4Tout du moins s’ils tenaient réellement à être considérés comme participant aux luttes sociales dont ils se réclament. Le tout étant noyé dans un discours particulièrement confus, passant du coq à l’âne et n’ayant apparemment aucun soucis de cohérence.

Trois aspects nous semblent particulièrement problématiques et serviront de plan pour ce texte:

  • Premièrement, la démarche de la TEB est censée s’inscrire dans une volonté de développement de l’esprit critique de son audience. Or comme nous l’avons dit, les propos de Gingras, en plus d’être particulièrement confus dans leur forme, sont factuellement faux par certains aspects et d’un niveau d’analyse relativement pauvre sur les sujets qu’il aborde. Face à un discours présentant beaucoup des caractéristiques de ceux des charlatans qu’ils prétendent dénoncer, TCD et Vled restent complètement passifs. Là où la TEB prétend regorger de conseils pour débusquer le charlatanisme, cette interview est une occasion manquée de mettre en application le savoir-faire dont ils se réclament (ironiquement dès leur édito). Une analyse détaillée de la première partie de l’émission sera suffisante pour illustrer ce point.
  • Deuxièmement, Gingras propose une vision caricaturale de la recherche et de la pratique scientifique avec des exemples tronqués ou fallacieux. Cette vision est couplée à des idées reçues et une idéologie qui trouve une certaine résonance avec les publications passées chez la TEB, résonance qui transparait lors de l’interview. Nous mettrons en avant trois exemples mobilisés par Gingras. Les deux premier montreront la légèreté du niveau d’analyse, le troisième illustrera pourquoi Gingras partage en réalité une vision similaire de l’état de la recherche en sciences sociales que celle de la TEB, ce qui rend cohérent son choix pour une interview.
  • Enfin, aussi surprenant que cela puisse paraître, l’interview ne répond pas à la question qui lui sert de titre. Si la démarche d’interroger un sociologue des sciences est, en elle-même, intéressante, la question “Peut-on encore se fier à la Science?” n’est que très peu abordée et aucun élément de réponse n’y est apporté. Au contraire, le portrait qui est fait de la pratique scientifique actuelle nous semble plutôt contre-productif et entretient la défiance envers certains domaines des sciences sociales que l’on pouvait déjà trouver dans les productions précédentes des amis de la TEB. Nous conclurons en montrant pourquoi, en plus de renforcer leur propres croyances sur des disciplines qu’ils ne connaissent manifestement pas, la TEB est essentiellement contre-productive quand il s’agit de redonner confiance dans ces pans de la recherche académique.

À la recherche de l’esprit critique

L’entretien aborde rapidement la définition qu’Yves Gingras donne de «la Science»5Durant tout le textes nous utiliserons “La Science” au singulier pour référer à ce dont parle Gingras. Étant donné la diversité des pratiques et des normes dans les différentes disciplines, ainsi que la difficulté à circonscrire un ensemble de pratiques rigoureusement communes, on préfèrera parler “des sciences” pour désigner les disciplines de recherche scientifiques.: rendre raison des phénomènes par des causes naturelles. Cette définition est initialement proposée dans un recueil à coté de celles d’autres auteurs, et elle est choisie comme point d’entrée par TCD parce qu’elle est “condensée en une phrase et qu’elle marche”. Cette introduction pose cependant déjà problème. Il est naturel de demander à l’invité sa définition de “la Science”, pour cadrer l’intervention et savoir de quoi on parle. Mais cette question de savoir ce qui relève ou non de “la Science” va occuper l’essentiel de la discussion alors que ce n’est pas vraiment le sujet. S’il s’agissait de discuter de la nature des sciences, pourquoi interroger un sociologue et pas un épistémologue? Pourquoi ne pas mentionner les autres définitions du recueil et discuter de leurs pertinences par rapport à celle que TCD présente comme une définition «qui marche»? Dans la suite de la discussion, Gingras séparera “la Science” en tant que concept abstrait des “scientifiques” (les personnes qui la pratiquent), et se focalisera presque exclusivement sur la partie abstraite. Et cette question a son importance, car en tant que sociologue et historien, on aurait pu s’attendre à ce qu’il se concentre plutôt sur les pratiques effectives au lieu des considérations philosophiques.6Les sujets de recherche de Gingras sont d’une part l’histoire de la physique au Canada, et d’autre part les analyses quantitatives des pratiques de publications. Si l’on se fie aux recensions du livre publié d’après sa thèse, on aurait effectivement pu s’attendre à ce qu’il se concentre sur ces aspects qu’il maîtrise apparemment mieux. On parlera tout du long de “la Science”, mais une sorte de flou sera entretenu sur la nature de ses critiques et sur ce qu’elles visent. On ne saura pas de qui on parle, ni ce qui est vraiment reproché. On oscillera entre la science en tant qu’ensemble de connaissances théoriques et pratique sociale institutionnalisée. On sent déjà venir le risque d’interroger un non-spécialiste (Yves Gingras n’est clairement pas épistémologue) à la limite de son champ de recherche. Mais ce ne serait pas tant un problème si la suite de l’intervention n’était pas aussi critiquable.

La définition de Gingras relève d’une sorte de positivisme, mettant explicitement sous le tapis trois siècles de philosophie sur la question de la nature de “la Science” et de la pratique scientifique.7Et il est d’ailleurs surprenant que TCD s’approprie cette définition mais fasse, au milieu de l’entretien, la promotion d’une vidéo du Chat Sceptique, dont le sujet est justement l’insuffisance de cette définition, et les discussions qui ont eu lieu depuis le 17ème siècle sur cette question. C’est un exemple parfait de citation qui défend une position opposée à celle pour laquelle on la mobilise. Le développement qu’en fait Gingras rend les choses encore plus difficiles à comprendre: les phénomènes sont “ce qui nous apparait”, rendre raison est une manière recherchée de dire “trouver une cause”, et le “naturel” revient à limiter les explications à ce qui n’est pas surnaturel.8Et c’est une interprétation charitable de sa mobilisation de l’idée de “nature”. On s’accordera probablement à dire qu’une définition équivalente à “Trouver des causes non surnaturelles à ce qui nous apparait” est une définition plutôt incomplète des sciences et aussi précise que l’utilisation d’un terme vague comme le “bon sens”. Cette définition sera par ailleurs en contradiction avec les références mobilisées ensuite par Gingras.

Lancé ensuite sur son rejet du mot “technoscience” par TCD, Gingras veut expliquer l’opposition qu’il opère entre science et technologie: “la technologie est reliée à la science uniquement lorsque la science nous permet d’avoir des applications techniques”.9La technologie est définie par Gingras comme “techno logos”: une théorie de la technique. Ce qui revient plus loin à l’application de “savoirs ou de non savoirs pour créer des objets techniques”. Notez la tautologie. Étant donné que la “technique” n’a pas droit à une définition indépendante, nous ne sommes pas beaucoup avancés. Soit “technologie” et “technique” sont interchangeables, comme le prétend Gingras, et donc utiliser “technique” dans la définition de “technologie” revient à faire une définition circulaire, soit ils sont différents, et il faut donc définir ce que recouvre le terme “technique”. Ne serions-nous pas en plein milieu du genre de faute logique que la zététique adore débusquer? Rejetant le terme de technoscience qui serait “idéologique […] une fusion un peu bizarroïde de la science et de la technologie, alors qu’expliquer un phénomène n’a rien à voir avec son application”10Gilbert Hottois, auteur crédité du terme «technoscience», a par ailleurs écrit un article en 2006 pour revenir sur ce qu’il entendait initialement avec ce terme: “Par le mot «technoscience», je voulais désigner ce que je pensais être le foyer des problèmes dont les philosophies dominantes de l’époque me semblaient ne rien vouloir savoir. Ces philosophies se plaçaient quasi exclusivement sous le signe du langage.” Une volonté donc très différente de celle présentée par Gingras. L’article présente aussi les différentes acceptations du terme chez Lyotard, Latour et les courant postmodernes d’il y a 15 ans, sa date de publication. Plus que la volonté de décrire la science et la technique comme “un gros méchant qui veut nous dominer”, le terme semble suffisamment riche pour créer des champs de recherche dédiés. Dommage donc de se contenter d’un développement lapidaire de la critique. L’article de Hottois est relativement accessible (c’est un article de philosophie dans une revue spécialisée, il n’est pas non plus extrêmement simple à lire) et publié dans la revue «Recherche en soins infirmiers», qui ne “permet pas de distinguer la compréhension du monde et la transformation du monde”, et est utilisé par “les critiques de la science” (Gingras ne précise pas lesquels.) avec une connotation de “gros méchant qui veut nous dominer”, Gingras, de son coté, prétend opérer une distinction claire entre la science et la technique. Il le fait, pourtant, après avoir rappelé les origines de la thermodynamique, qui montrent plutôt en quoi la “transformation du monde” peut mener à une meilleure “compréhension du monde”, et en quoi les deux sont en fait intimement liées.11Selon Gingras, on a construit les machines à vapeur, qui fonctionnaient “on ne sait pas trop comment” et ce sont ces dernières qui ont finalement donné naissance à la thermodynamique. Premièrement, s’il est vrai que la publication des “Réflexions sur la puissance motrice du feu” de Sadi Carnot en 1824 est considérée comme la naissance de la thermodynamique moderne (grosse approximation historique, certes), il existait déjà des théorie de la chaleur qui cherchaient à expliquer le fonctionnement des machines à vapeur. Carnot cite lui-même des travaux visant à améliorer ces machines, et on savait comment extraire du travail mécanique de la condensation et la dilatation des corps. Ses travaux se fondent en réalité sur une connaissance et une description très précise du fonctionnement des machines. Le livre de Robert Locqueneux cite par exemple une description de Denis Papin d’une machine à vide, riche en détails et précisions numériques, deux siècles avant les travaux de Carnot. La loi de Boyle-Mariotte sur la relation entre la pression et le volume des gaz mentionnée par Gingras précède elle aussi les travaux de Carnot de plus d’un siècle. Deuxièmement, entendre Gingras dire que “la technologie est reliée à la science uniquement lorsque la science nous permet d’avoir des applications techniques” est alors en contradiction avec cet exemple, vu qu’il vient de démontrer que les progrès techniques peuvent permettre de faire évoluer la science. Alors qu’il voulait montrer que les sciences et la technologie sont bien distinctes, voire séparées, son exemple montre qu’elles sont en relation très forte l’une avec l’autre.

Bien que rejetant le terme “technoscience”, Gingras veut utiliser l’adjectif “technoscientifique” pour décrire la société, car “la science” et la technologie sont partout. C’est pour cette raison, selon Gingras, que leur connaissance est nécessaire pour accomplir son devoir de citoyen. Partant alors du principe que l’école a été généralisée essentiellement pour garantir que chaque citoyen sache lire et écrire afin de pouvoir participer à la vie démocratique12Analyse qui passe très rapidement sur la volonté des institutions d’avoir le contrôle de l’enseignement à l’échelle de la nation pour asseoir les régimes en place, au moins dans le cas français. Par exemple la loi Guizot, votée en 1833, rend obligatoire la présence d’une école dans les communes de plus de 500 habitants sous la monarchie de juillet, un régime censitaire auquel seules les classes les plus aisées participaient effectivement. Le rôle de l’école est donc plus subtile que la simple formation à la citoyenneté., Gingras assume que le rôle de l’école est aujourd’hui d’aussi enseigner les sciences et techniques modernes, avec ce rôle de citoyen mis en avant. Pour quelqu’un qui citera Bourdieu comme un grand sociologue13Entre autre connu pour ses travaux sur le rôle de l’école dans les dynamiques de reproduction sociales., mettre sous le tapis la relation complexe entre l’enseignement des sciences et l’organisation sociale moderne14Une dynamique critiquée depuis longtemps, au moins dans le cas français. est une analyse d’une simplicité effarante.15Par ailleurs Gingras prétend expliquer une blague de Bourdieu disant qu’en sociologie “le problème c’est que les gens parlent”. Il fait un parallèle très simple avec les électrons qui ne demandent pas dans quelle direction le chercheur veut qu’ils aillent. Bourdieu a nommé un de ses ouvrages Ce que parler veut dire et, derrière le sens de la formule, le titre signale déjà le propos du livre: le langage, la manière de s’exprimer des individus, sont déjà les reflets de dynamiques sociales discrètes, qui dépassent le simple sens des mots. L’interprétation de sa blague n’est pas aussi triviale que Gingras le pense et dire que lui l’aurait comprise, contrairement aux “gens”, est probablement le signe d’un certain orgueil. Un drôle de parallèle somme toute.

Enfin pour décrire cette “Science”, qui contient quand même “beaucoup d’aspects techniques” (ce qui est donc un peu contradictoire avec les exemples précédents mais admettons), Gingras préfère se référer à Bachelard qui «parle de phénoménotechnique».16Pour Bachelard, la phénoménotechnique, introduite dans son article «Noumène et microphysique», malheureusement difficile à trouver gratuitement, renvoie à une nouvelle forme de phénoménologie (au sens philosophique). La physique notamment ne part plus de l’observation de “phénomènes”, mais développe de nouvelles techniques pour faire émerger des phénomènes que la théorie indique comme possible. En ce sens “La physique n’est plus une science des faits mais une phénoménotechnique”. On est donc bien loin de ce qu’en dit Gingras, rien à voir avec la description de la société ou le fait que “grâce à la théorie scientifique, on peut incarner des objets” (pour ce que ça peut bien vouloir dire, on vous laisse seuls juges). Les microscopes électroniques cités en exemple par Gingras sont une application de la théorie de De Broglie, mais ce ne sont pas des objets spécifiquement conçus pour la mise en évidence d’un phénomène (le comportement ondulatoire des électrons), contrairement aux accélérateurs du CERN. Mais ces derniers ne sont cités que pour mentionner qu’ils sont “bourrés de technique”, or leur unique raison d’être est de mettre en évidence des phénomènes inobservables sans l’aide de la technique. C’est donc une mauvaise compréhension de l’idée de Bachelard, et cette idée même va, de toute façon, dans le sens contraire de celles de Gingras. Il ne précise cependant pas que la “phénoménotechnique” de Bachelard concerne la phénoménologie des phénomènes et la nécessité de la technique pour en rendre compte, ce qui est en contradiction (encore) avec ce qu’il essaie de démontrer.

Pour résumer ces quatre derniers paragraphes:

  1. La définition de Gingras de la science et de la technologie sont des tautologies ou des truismes. Sa définition de “la science” pourrait être celle du “bon sens” tellement elle est creuse.
  2. Gingras défend que la science et la technique sont distinctes, mais ses exemples (la thermodynamique, le fonctionnement du CERN) illustrent plutôt le contraire.
  3. Gingras refuse des parler de technoscience parce que ça fait “Grand méchant qui veut nous dominer” et que c’est un mot “idéologique” mais utilise l’adjectif technoscientifique pour décrire la société parce que “la science et la technique sont partout”. En quoi sont utilisation ne relève-t-elle alors pas de l’idéologie?
  4. Il préfère parler de “phénomènotechnique” pour décrire la science parce que c’est un terme utilisé par Gaston Bachelard, alors que ce terme s’appuie justement sur la relation nouvelle entre science et technique, ce qui est contradictoire avec les raisons pour lesquelles Gingras le convoque.

Ça vous a semblé long? Vous trouvez qu’on pinaille? Et bien dites vous que nous n’avons commenté que 15mn de vidéo sur 2h. Mais ces 15 minutes sont assez illustratives du problème que nous voulons soulever. Ces énumérations de concepts, de manières contradictoires, se feront tout au long de l’entretien. On entendra ainsi parler de conséquentialisme, de scepticisme organisé, de réseau de concepts… Les définitions sont rarement claires et on pourrait mettre l’équipe de la TEB et son public, au défi d’expliquer le contenu de chacun des termes mobilisés, ou simplement la différence entre «technoscience» et «phénoménotechnique» uniquement à partir de ce qu’en dit Gingras. Le résultat serait probablement intéressant pour voir ce qui est vraiment compris de cette partie de l’intervention, appelée à la volée “Les concepts utiles”. D’autant plus que certains de ces concepts mobilisés conduisent à des contresens.17Autre exemple, le contexte de découverte, notion théorisée par Reichenbach n’est PAS un contexte de “recherche” comme Gingras le prétend, et les deux termes ne sont pas interchangeables. Ou encore, la définition du «phénomène» n’est jamais abordée, car elle reviendrait probablement à remarquer que, en science, les phénomènes et les causes (naturelles ou non) ne sont compris que dans le cadre des théories scientifiques. On se rendrait alors facilement compte que la définition de Gingras de “la Science” est en réalité, elle aussi, proche de la tautologie. L’évolution conjointe du statut des phénomènes et de leurs causes avec les théories est pourtant au cœur des œuvres des philosophes mobilisés par Gingras comme “La Théorie du Non” de Gaston Bachelard (ou la plus accessible “Psychanalyse du Feu”). À titre d’exemple, la compréhension de la notion de masse et son rôle en physique ont été profondément changées d’une part par l’apparition de la théorie newtonienne de la gravitation, d’autre part, par l’apparition de la théorie einsteinienne. Les premiers chapitres de “La Théorie du Non” portent précisément sur ces questions. Quelle ironie.

S’agit-il de demander à la TEB de tout savoir, de tout connaître, et d’être capable de critiquer l’intervenant avec un niveau d’analyse universitaire? Certainement pas. En revanche, les techniques rhétoriques mises en place par Gingras (volontairement ou non) pour former son propos sont exactement celles qu’ils prétendent apprendre à reconnaitre à leur public. Leur absence de réaction, ou leur réactions positives à ses affirmations, sans les replacer dans le flot du discours qu’ils écoutent, ne peut que faire planer le doute sur leur recul par rapport à ce qui leur est dit. Ne sont-ils pas, à ce moment, victimes d’un “biais d’autorité” face à un chercheur? Là où la forme devrait déjà titiller l’esprit critique sur le fond, ce dernier semble complètement endormi chez TCD et Vled. Leurs hochements de tête et leurs acquiescements (“oui oui”, “bien sûr”) montrent une totale acceptation du propos, sans recul par rapport à ce qui est dit 2mn plus tôt. L’enchaînement sans commentaire avec une question sans rapport montre qu’ils sont complètement passés à coté de l’aspect incompréhensible du discours, et qu’ils en ont compris ce qu’ils voulaient comprendre. Alors que le sujet mérite d’être traité avec rigueur, la TEB nous montre qu’en dehors des cibles faciles de chasse aux “sophismes”, elle se laisse facilement embarquer par un discours et une rhétorique de qualités médiocres.

Il est facile de refaire le match en regardant une rediffusion, d’analyser l’intervention à froid, de retourner lire les sources et de se faire une tisane entre deux affirmations qui donnent envie de se taper la tête contre les murs. Mais ces aspects et la suite de l’intervention nous ont choqué·e·s, dès le premier visionnage, tant la logique et les arguments étaient inconsistants. Ceux d’entre nous ayant une pratique scientifique ne la reconnaissaient absolument pas dans la présentation de Gingras et ceux connaissant les exemples que ce dernier mobilisait étaient effarés par leur présentation. Pire, TCD recommande encore aujourd’hui le visionnage de cette intervention et cite toujours cette définition de “la Science” lors de ses productions en direct sur le sujet (au moins à la date d’Avril 2022). Cela illustre un point sur lequel notre idée de la vulgarisation diffère radicalement de celle de la TEB: si le fond du sujet est mal maitrisé par une des parties, ces interventions en direct n’offre qu’une tribune à un invité sans opposition. Et là où la méfiance doit être redoublée quand on nous dit ce qu’on veut entendre, la TEB nous montre bien que sur les aspects épistémologiques des sciences, ils n’ont ni recul, ni esprit critique.

Des exemples à la présentation… problématique.

Comme dit précédemment Gingras viendra défendre une vision essentiellement positiviste et réaliste de la pratique scientifique. Il limitera “la Science” à une description des lois de la nature, considérant tout le reste comme étant hors de la pratique scientifique.18Enfin ça c’est en théorie. En pratique, on a bien vu qu’il mélangeait tout dès le début. Pour appuyer son propos Gingras mobilisera plusieurs exemples. Nous avons pu en relever dont le compte-rendu qu’il donne ne correspond pas aux faits. Dans un souci de clarté nous en présentons trois de manière abrégée, leur liste étant non-exhaustive. Le premier illustre comment Gingras présente un évènement historique de manière simpliste et tronquée pour appuyer son propos, le second est une mobilisation honteuse d’une lutte sociale dont la présentation lapidaire et factuellement fausse aurait au moins dû faire réagir les hôtes de l’émission. Enfin le dernier est celui qui indique le mieux dans quelle filiation intellectuelle s’inscrit Gingras et pourquoi les idées de ce dernier sont en accord avec celles de la TEB.

  • La bombe atomique: comme exemple d’un élément neutre de la science qui a donné lieu au pire et au meilleur, Gingras prend la physique atomique qui a donné lieu aux centrales nucléaires et aux bombes atomiques. D’une part le contexte présenté par Gingras est faux. L’idée que les États-Unis voulaient finir la guerre contre le Japon rapidement n’a aucun rapport avec les bombardements d’Hiroshima et de Nagazaki et ne correspond pas à ce qu’en disent les historiens, mais relève d’un récit de propagande américaine d’après-guerre. Notons par ailleurs que Gingras est plus royaliste que le roi. Personne ne dit à part lui que “l’atome pour lui [le président des États-Unis] c’est sauver la nation américaine”.

La question qui conclue ce dernier exemple trouve un certain écho lorsque TCD cadre cette partie de l’intervention sur la «neutralité de la Science». La formulation même de la question est orientée: “est-ce que la science c’est neutre? Et qu’est-ce que ça veut dire poser cette question?”19Timecode: 20:15 Il est intéressant de noter que, posée ainsi, la première question n’a aucun sens.20Dans la suite du texte et vu la teneur de la vidéo, on supposera que le sens sous-jacent est une ‘neutralité de point de vue’, au sens que les questions posées et les résultats proposés ne dépendent pas de la source dont ils proviennent. Si cette position peut, à la limite, représenter un idéal à atteindre, prétendre que tel est le cas dans la recherche scientifique est particulièrement naïf. Il est cependant difficile de trouver une position plus charitable vue l’ensemble de la discussion. On est «neutre» par rapport à quelque chose. La neutralité est relative à plusieurs opinions sur un sujet donné, entre lesquelles on peut se placer. Personne ne pose cette question ainsi. En revanche, dire que «La science n’est pas neutre.» vise à rappeler que, contrairement à ce que prétendent certaines positions scientistes, dont celle apparemment de Gingras et de la TEB, la science et ses résultats n’ont pas une neutralité absolue sur tous les sujets. Il s’agit plus d’un slogan synthétisant un discours que d’une position développée, mais il sert à rappeler que la manière de répondre à une question, dépend aussi de qui la pose et de la manière dont elle est posée et dans quel contexte épistémique.21Par exemple, la recherche biomédicale à eu de sévères problèmes de protocoles lors des études de tests de nouveaux médicaments, financées par les laboratoires privés avec un objectif de résultats. Plus généralement, le contexte de publication des résultats de recherche est connu pour entrainer des biais du survivants et des difficultés de reproductibilité. Dans la littérature scientifique, c’est ce qui a servi de point de départ à la fameuse “Crise de la reproductibilité”. On peut aussi citer des sources pédagogiques sur le sujet comme le livre Statistics done wrong d’Alex Reinhart (en anglais, notamment). De manière plus générale, les biais ne se limitent pas à la réussite ou non d’expériences, mais aussi à la manière dont sont présentés les résultats, aux outils utilisés ou à leurs implications sociales. Quelles métriques utiliser pour comparer différentes sources d’énergie dans un contexte de crise climatique? N’y a-t’il pas un biais d’échantillonnage dans telle ou telle étude? Qui mettre en auteur principal d’un article? La subtilité des sources de biais peut en réalité aller jusqu’à l’identité de la personne analysant les données. On trouvera des critiques de pratiques comme l’Evidence Based Medicine telle qu’elle est actuellement pratiquée dans les travaux de Jeremy Howick comme cet article ou dans son livre Considérer cette affirmation comme une idée construite est déjà un manque de considération sérieuse de la critique. Mais Gingras répond en commençant par accuser ceux (qui?) qui brandiraient cette affirmation de ne pas décortiquer le contenu de la science, une accusation ironique suite aux exemples développés plus haut. Mais ironique aussi sachant que toute une littérature existe en épistémologie sur ces questions, depuis bientôt une centaine d’années, littérature dans laquelle s’inscrivent les analyses de Gaston Bachelard (encore lui) mobilisées par… Gingras.22En effet, une partie de la philosophie bachelardienne questionne les biais socio-culturels influençant la perception des objets d’étude par les savants, et ce depuis la publication de La Formation de l’Esprit Scientifique. Pour Bachelard, si les contextes socio-culturels sont effectivement des obstacles à une «connaissance scientifique objective», la connaissance scientifique de son époque en est encore fortement affectée et l’idéal de connaissance objective ne vient qu’après un travail constant de remise en question des concepts scientifiques. Dans La Philosophie du Non, Bachelard parle même de caractère dialectique des notions, d’aller-retour entre ce que la théorie dit à un instant t et les propriétés qu’elle cherche à intégrer. Le fait de le présenter comme grand épistémologue pour ensuite venir expliquer qu’en physique «ça marche ou ça marche pas» pousse à se demander ce que Gingras en a compris.

Dans le dernier exemple que nous avons relevé, Gingras souligne le prétendu caractère idéologique du retrait de l’article. De la même manière, quand il mentionne avoir relu le livre de James D. Watson23Co-récipiendaire du prix Nobel pour la découverte de la structure en double hélice de l’ADN à partir des travaux de Rosalind Franklin., il se contente de dire que Watson a «été honnête» dans son livre et qu’il aurait même eu l’aval de Rosalind Franklin qui ne se serait «jamais plaint» de l’utilisation de ses données24Sans parler du fait que les relations de pouvoirs rendent en général plus compliqué pour les chercheuses de se plaindre du vol de leur travaux et que l’histoire de cette découverte est plus compliquée que du simple vol, Gingras oublie de noter que Franklin est morte en 1958, et que le prix Nobel a été donné à Watson et Crick en 1962. Difficile pour elle de se plaindre. Difficile aussi pour elle de se plaindre du portrait que Watson donne d’elle dans son livre publié par la suite. Par exemple ici. Venant d’un type ayant écrit dans Nature “For example, it is possible that some women do not appear as authors despite their contribution to research activities […]” dans la critique de sa propre méthodologie, c’est d’une certaine indigence de sa part. évacuant toutes les critiques faites au personnage et dressant le portrait d’un homme somme-toute honnête. Au final, ce n’est pas simplement un point de vue critique et féministe de cette histoire qui est évacué, mais les inconduites scientifiques du personnage qui sont finalement présentées comme normales, un simple produit de leur temps.

On en arrive à une drôle de situation où la revue par les pairs et le retrait d’article sont présentés comme quelque chose qui freine la recherche là où les malfaçons sont dédouanées et présentées comme des pratiques normales. Avec des défenseurs de la Science pareils, a-t-elle vraiment besoin d’ennemis?25Il est aussi légitime de se demander pourquoi quelqu’un supposément au fait des pratiques de la publication scientifique comme TCD, docteur en biologie, ne sort pas ses meilleurs arguments de zet-jutsu pour se transformer en avocat du diable comme on l’a pu voir faire ailleurs.

La TEB ou le Canada Dry de la neutralité.

La question initiale de TCD introduit en réalité toute une discussion sur l’intérêt ou non de classifier les disciplines selon une mesure de scientificité, d’évaluer ou non leur pertinence en fonction de critères de scientificité non définis.26Juste après qu’il ait “pris pour lui” une définition dont un des avantages était soit-disant “de ne pas classer les disciplines”. Il faudrait savoir. Cette volonté revient plusieurs fois sur le tapis et trouve un écho dans les propos de Gingras, il y aurait une bonne et une mauvaise sociologie. Bien sûr Gingras pratique la bonne mais il y a d’autres chercheurs (qui?) qui pratiquent la mauvaise et laissent leur jugement s’obscurcir par leur idéologie. La description de la différence, en plus d’être tout aussi floue que le reste de l’interview27Comment fait Gingras pour “refroidir” un sujet de recherche? Et pourquoi lui y arriverait plutôt que ses collègues? Quel·le·s collègues par ailleurs? On en saura pas vraiment plus. Par contre on apprendra que les “femmes en science” est un sujet chaud car “les féministes vont s’exciter si on dit une petite phrase qui est pas à leur goût ‘Oui mais là tu dis j’ai des stats grosses comme ça et que t’aimes ou que t’aimes pas y a des différences entre les hommes et les femmes en sciences’, après on peut pleurnicher pourquoi mais faut d’abord établir un phénomène”. Au delà de la formulation du meilleure goût, il est légitime de se demander quelles féministes remettent en questions les chiffres qui montreraient les différences de proportions et de valorisation des travaux entre les hommes et les femmes. Bien au contraire, les témoignages des femmes sont généralement les premiers indicateurs de phénomènes sexistes dans les communautés scientifiques et les chercheuses féministes sont généralement très inclines à essayer de quantifier l’impact du sexisme. Gingras a, quant à lui, sa seule publication (et sa plus citée) chez Nature (journal scientifique prestigieux) avec Cassidy R. Sugimoto en co-autrice. Les inégalités de genre sont un des sujets de recherche principaux de cette dernière et elle est une contributrice régulière aux journaux du groupe Nature. Gingras, bien que compétent dans l’étude des indicateurs usuels de bibliométrie, est, quelque part, en train de cracher dans la soupe., est une illustration de la rhétorique de l’ennemie idéologique, infiltré et invisible dont on trouve déjà trace dans le billet hébergé sur le site personnel de TCD.28Qui jusqu’à preuve du contraire fait bien partie de la production de l’ASTEC et de la TEB, et est encore affiché sur le site. Il s’agit alors de savoir ce qui relève de la bonne science et de la mauvaise science. Quel magnifique cadre pour redonner confiance à “la Science”, n’est-ce pas?29Même la mise sur un pied d’égalité d’évènements anecdotiques comme les soutenances de thèse d’E. Tessier et des frères Bogdanov est fallacieuse. Premièrement parce que contrairement à ce que dit Gingras, les physiciens sont tout autant montés au créneau que les sociologues et on trouve encore sur le net des discussions archivées des différents intervenants avec les frères Bogdanov. Deuxièmement parce que la citation de Jackiw est fausse. La citation exacte est en réalité (trad. des auteurs): “Quelqu’un regarde une œuvre et dit que c’est de l’arnaque; une autre la regarde et la trouve merveilleuse.” et en parlant de la physique d’avant le Big-Bang (qui reste complètement spéculative) il ajoute “Je serais très prudent avant de considérer quelque chose comme insensé, surtout si je ne l’ai pas compris.” une position assez différente d’une comparaison triviale “J’aime/J’aime pas” entre l’appréciation d’une œuvre d’art et d’un travail scientifique et qui recoupe des présentation de la multiplicité des approches du travail scientifique proches de celles qu’on pouvait trouver chez Poincaré ou plus récemment encore chez Tom McLeish. Troisièmement parce qu’en plus de l’opinion de Jackiw sur la question, l’article du New York Times donne la parole à d’autres professionnels sur la question et met en lumière une autre attitude: ne pas en parler c’est aussi permettre à des articles médiocres que personne de sérieux ne citera de simplement tomber dans l’oubli. Et c’est, là aussi, une application des principe que Gingras prône d’une part et regrette d’une autre. Bien que les affaires Bogdanov et Teissier existent, le fait d’en avoir connaissance illustre l’existence de garde-fous de la part de la communauté plutôt qu’une véritable porosité au n’importe quoi.

Si une volonté de démarcation dans les sciences peut trouver des justifications chez les philosophes qui travaillent à les définir, mais surtout à définir la Pseudoscience30Comme le justifie par exemple, de manière plus ou moins convaincante Pigliucci dans son livre Nonsense on Stilts, au moins dans le premier chapitre, ajouté à la seconde édition., elle devient ici discutable en prétendant renforcer la confiance dans la pratique scientifique en général, notamment dans la perspective proposée par Gingras et la TEB. La mention par TCD des canulars baptisés “Sokal squared” est en réalité révélatrice de la lignée intellectuelle dans laquelle s’inscrit la démarche: ils considèrent qu’une partie de la recherche académique ne relève “plus” de la pratique scientifique. Plutôt que de chercher les limites du discours scientifique, la TEB et Gingras cherchent à circonscrire le débat, à exclure par principe un ensemble de discours, de résultats et de champs de recherche. La justification du canular par ses instigateurs est d’ailleurs explicite sur ce point.31“Helen Pluckrose, James Lindsay et Peter Boghossian sont trois chercheurs américains, persuadés que quelque chose cloche dans certains secteurs du monde académique outre-Atlantique.”Le savoir basé de moins en moins sur le fait de trouver la vérité et de plus en plus sur le fait de s’occuper de certaines ’complaintes’ est devenu établi, presque totalement dominant, au sein de [certains champs des sciences sociales]“, écrivent-ils dans le magazine Areo…” sources: marianne et Aeromagazine dont Helen Pluckrose est une des anciennes éditrices-en-chef, et dont les positions réactionnaires ne sont que difficilement cachés derrière le vernis libéral. Pluckrose (qui n’est pas chercheuse) était invitée au colloque réactionnaire organisé à la Sorbonne en janvier 2022 et sobrement baptisé “colloque de la honte” par une partie notable de l’enseignement supérieur. James Lindsay est publiquement connu pour ses idées antivaxx, son soutien à Trump et sa proximité avec l’extrême-droite (cette dernière citation faussement attribuée à Voltaire vient en réalité du néo-nazi Kevin A. Storm et est à connotation antisémite). Il relaie depuis plusieurs années des idées complotistes. Peter Boghossian a été condamné par son université pour méconduite après enquête interne de la part de l’université de Portland à laquelle il était rattaché. En effet l’abus de confiance est puni très sévèrement par le conseil institutionnel dont dépend l’université de Portland. Le positionnement politique apparent des auteurs du Sokal Squared met en lumière le caractère fondamentalement intéressé de leur canular. TCD devrait probablement faire très attention aux personnalité auxquelles il fait référence s’il espère garder une certaine crédibilité en tant que défenseur de la science. Mais dans le contexte actuel où ces idées réactionnaires servent de plus en plus de prétexte pour contrôler les contenus et les champs de recherche par l’intermédiaire des financements32TCD fait par ailleurs un commentaire sur l’islamogauchisme (sur lequel il n’a pas d’opinion mais “comprend que ça inquiète”, ce qui est une opinion). Ce dernier est d’autant plus malvenu que ce terme fourre-tout a depuis servi de prétexte à un élu régional, Laurent Wauquiez, pour retirer des fonds à un institut de recherche, l’IEP de Grenoble. Il y a fort à parier que les chercheurs victime de ce genre de censure se passeront d’un soutien comme TCD, et agiter une panique morale pareille sera plus contreproductif qu’autre chose vis-à-vis de l’indépendance des chercheurs., de telles idées sont simplement dangereuses pour l’indépendance et les libertés académiques. Plus qu’une prétendue idéologie qui ne fait que l’écho d’une panique morale menée par les réactionnaires.

La conclusion de ces canulars, durant lesquels les auteurs ont fini par être pris et punis, est que le peer-review fonctionne suffisamment pour éviter de publier n’importe quoi.33Système de review que Sokal avait contourné, tout comme la critique par le reste de la communauté, en révélant son canular à peine quelque jours après la publication de son article. À la décharge de Gingras, il dit correctement ce que l’affaire Sokal a démontré sur les publications en critical studies: rien. Et regretter qu’ils n’aient rien montré c’est aussi rester persuadé qu’il y a quelque chose à montrer. Peut-être qu’il y a là aussi une “dent d’or” que la TEB veut chercher avant d’en vérifier l’existence. Et à vouloir définir ici ce qui relève “plus ou moins” de la science, à focaliser la discussion sur ces aspects pendant plus d’une heure, la TEB cherche plus à discréditer des champs de recherche qui leurs déplaisent qu’à savoir pourquoi faire encore confiance à la pratique scientifique. Plutôt que d’accepter la complexité du débat, il essaient de le réduire à une vision simpliste qui leur convient mieux. Ce qui est grave, c’est qu’ils ne simplifient pas quelque chose de complexe, la recherche, pour la vulgariser, mais pour faire passer une vision naïve et positiviste des sciences de la nature tout en coupant l’herbe sous le pied des critiques nuancées.

L’ironie de la situation apparait alors: en posant sa question sur la neutralité de la science, et en cherchant à défendre un fantasme de neutralité absolue de la pratique scientifique, neutralité que l’histoire et la sociologie des sciences ont commencé à remettre en question de longue date, TCD ne fait que révéler au grand jour (encore une fois) son point de vue proche de ceux des réactionnaires auxquels il fait référence: La TEB ne devient qu’un pastiche de l’esprit critique qu’ils prétendent défendre. Non seulement leurs opinions sur ce que doit être la science (et non pas ce qu’elle est) est bien arrêtée, mais ils préfèrent se référer aux paniques morales ou à des exemples fallacieux, sans faire montre du moindre esprit critique, pour diffuser des opinions proches des leurs. Un comble pour une chaîne se revendiquant de l’esprit critique.

Conclusion

Après ce long article il est probablement temps de conclure. Peut-on faire encore faire confiance à la Tronche en Biais? Si la réponse dépendra de vous, lecteurs, la question mérite d’être posée au vue de l’orientation de cette interview.

Aucun des points critiques mentionnés n’aura été relevé par les membres de la TEB et TCD fera la promotion de la rediffusion du live dans le vlog qui suivra sur la chaîne, citera encore la définition de Gingras fièrement trois mois plus tard. Bref, cette intervention a l’air de leur avoir bien plu. Quand à la question de savoir si on peut encore faire confiance à la science, était-il pertinent de s’attarder aussi longtemps sur des considérations fumeuses et non sur les défauts de la pratique scientifique actuelle, sur des critiques légitimes, plutôt que sur une image d’Épinal que viendrait ternir un ennemi imaginaire?

D’autres vidéastes ont bien mieux traité la question. C’est le cas par exemple de la chaîne du Malin Génie (précisons qu’un des membres, Omar, est partie prenante de ZEM et a participé à la rédaction de cet article), qui a récemment produit une vidéo abordant de manière plus approfondie la question des malfaçons scientifiques. Ils sortiront aussi une vidéo d’analyse plus approfondie sur le mouvement zététique en même temps que cet article! Le Malin Génie a aussi publié un canular avec les Langues de Cha et ielles sont revenu·e·s sur les tenants et aboutissants de la publication scientifique telle qu’elle est actuellement pratiquée. Concernant une supposée infiltration idéologique des sciences sociales, il est peut être plus convaincant d’aller se faire son propre avis en lisant les auteurs et autrices dont il est souvent prétendu que les travaux sont des attaques sans fondement envers la rationalité. Commencer par des références académiques classiques souvent mises en avant telles que Foucault ou Butler sera peut être trop compliqué pour un lecteur hors des secteurs académiques. Mais on trouvera par exemple des conseils de lectures, des résumés des travaux d’écologie féministe ou d’approches féministes de la biologie, ainsi que des interventions de chercheurs sur ces questions (la différence sera, on l’espère, flagrante) sur la chaîne de Game of Hearth. Si vous êtes intéressés par une analyse d’un cas similaire à ce que nous constatons chez la TEB, n’hésitez pas à aussi consulter la vidéo que Patchwork (qui a aussi participé à la rédaction et aux relectures de ce texte) publiera aussi sur les mouvements New Atheists américains.

Encore une fois, à aucun moment il ne s’agit de remettre en question les compétences de Gingras sur son champ de recherche mais il aurait simplement été probablement plus intéressant de l’interroger dessus, texte à l’appui peut-être. Aucun challenge ne lui a été opposé, aucune erreur relevée, rien. TCD et Vled ont entendu ce qu’ils voulaient entendre et ont acquiescé benoitement. En tout cas, le contenu de son intervention ne peut que laisser sceptique sur la présentation que Gingras fait de l’histoire des sciences dans ses ouvrages et ne donne probablement pas particulièrement confiance dans la Science au grand public qui n’y connaitrait pas grand chose.

Remerciements

Les deux mains ayant rédigé cet article n’auraient jamais réalisé un travail aussi complet sans les commentaires et les remarques (durant le visionnage de l’interview et la rédaction de l’article) des différent·e·s commentateu·rice·s de grandes qualités, membres de Zet-éthique Métacritique ou non. Ces relecteur·ice·s incluent notamment Ce N’est Qu’une Théorie, Gaël Violet, Omar El Hamoui, Patchwork, DrSornette, ainsi que les autres commentateurs et relecteurs anonymes de la vidéo et de ce texte.

Malgré la longueur du texte, des choix ont été faits et tous le contenu des discussions générées par l’interview n’ont pas été retranscrits ici. Probablement un effet secondaire de la loi de Brandolini. Si cela s’avère nécessaire, et si le temps le permet, des compléments plus techniques pourront être rédigés sur d’autres sites et ajoutés en lien, comme complément de ce texte.

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  • 2
    Sans mettre de lien dès maintenant, il s’agit de l’introduction à l’article invité de Vincent Debierre sur le blog de TCD. L’article a beau ne refléter “que la pensée de son auteur”, force est de constater que cette pensée et les références qu’elle mobilise son extrêmement proches de celles que TCD mobilisera à son tour lors de l’entretien avec Gingras presque 4 ans plus tard.
  • 3
    Et à la vue de sa biographie sur le site de l’UQAM, ce choix semble, à première vue, tout à fait raisonnable.
  • 4
    Tout du moins s’ils tenaient réellement à être considérés comme participant aux luttes sociales dont ils se réclament.
  • 5
    Durant tout le textes nous utiliserons “La Science” au singulier pour référer à ce dont parle Gingras. Étant donné la diversité des pratiques et des normes dans les différentes disciplines, ainsi que la difficulté à circonscrire un ensemble de pratiques rigoureusement communes, on préfèrera parler “des sciences” pour désigner les disciplines de recherche scientifiques.
  • 6
    Les sujets de recherche de Gingras sont d’une part l’histoire de la physique au Canada, et d’autre part les analyses quantitatives des pratiques de publications. Si l’on se fie aux recensions du livre publié d’après sa thèse, on aurait effectivement pu s’attendre à ce qu’il se concentre sur ces aspects qu’il maîtrise apparemment mieux.
  • 7
    Et il est d’ailleurs surprenant que TCD s’approprie cette définition mais fasse, au milieu de l’entretien, la promotion d’une vidéo du Chat Sceptique, dont le sujet est justement l’insuffisance de cette définition, et les discussions qui ont eu lieu depuis le 17ème siècle sur cette question. C’est un exemple parfait de citation qui défend une position opposée à celle pour laquelle on la mobilise.
  • 8
    Et c’est une interprétation charitable de sa mobilisation de l’idée de “nature”.
  • 9
    La technologie est définie par Gingras comme “techno logos”: une théorie de la technique. Ce qui revient plus loin à l’application de “savoirs ou de non savoirs pour créer des objets techniques”. Notez la tautologie. Étant donné que la “technique” n’a pas droit à une définition indépendante, nous ne sommes pas beaucoup avancés. Soit “technologie” et “technique” sont interchangeables, comme le prétend Gingras, et donc utiliser “technique” dans la définition de “technologie” revient à faire une définition circulaire, soit ils sont différents, et il faut donc définir ce que recouvre le terme “technique”. Ne serions-nous pas en plein milieu du genre de faute logique que la zététique adore débusquer?
  • 10
    Gilbert Hottois, auteur crédité du terme «technoscience», a par ailleurs écrit un article en 2006 pour revenir sur ce qu’il entendait initialement avec ce terme: “Par le mot «technoscience», je voulais désigner ce que je pensais être le foyer des problèmes dont les philosophies dominantes de l’époque me semblaient ne rien vouloir savoir. Ces philosophies se plaçaient quasi exclusivement sous le signe du langage.” Une volonté donc très différente de celle présentée par Gingras. L’article présente aussi les différentes acceptations du terme chez Lyotard, Latour et les courant postmodernes d’il y a 15 ans, sa date de publication. Plus que la volonté de décrire la science et la technique comme “un gros méchant qui veut nous dominer”, le terme semble suffisamment riche pour créer des champs de recherche dédiés. Dommage donc de se contenter d’un développement lapidaire de la critique. L’article de Hottois est relativement accessible (c’est un article de philosophie dans une revue spécialisée, il n’est pas non plus extrêmement simple à lire) et publié dans la revue «Recherche en soins infirmiers»
  • 11
    Selon Gingras, on a construit les machines à vapeur, qui fonctionnaient “on ne sait pas trop comment” et ce sont ces dernières qui ont finalement donné naissance à la thermodynamique. Premièrement, s’il est vrai que la publication des “Réflexions sur la puissance motrice du feu” de Sadi Carnot en 1824 est considérée comme la naissance de la thermodynamique moderne (grosse approximation historique, certes), il existait déjà des théorie de la chaleur qui cherchaient à expliquer le fonctionnement des machines à vapeur. Carnot cite lui-même des travaux visant à améliorer ces machines, et on savait comment extraire du travail mécanique de la condensation et la dilatation des corps. Ses travaux se fondent en réalité sur une connaissance et une description très précise du fonctionnement des machines. Le livre de Robert Locqueneux cite par exemple une description de Denis Papin d’une machine à vide, riche en détails et précisions numériques, deux siècles avant les travaux de Carnot. La loi de Boyle-Mariotte sur la relation entre la pression et le volume des gaz mentionnée par Gingras précède elle aussi les travaux de Carnot de plus d’un siècle. Deuxièmement, entendre Gingras dire que “la technologie est reliée à la science uniquement lorsque la science nous permet d’avoir des applications techniques” est alors en contradiction avec cet exemple, vu qu’il vient de démontrer que les progrès techniques peuvent permettre de faire évoluer la science. Alors qu’il voulait montrer que les sciences et la technologie sont bien distinctes, voire séparées, son exemple montre qu’elles sont en relation très forte l’une avec l’autre.
  • 12
    Analyse qui passe très rapidement sur la volonté des institutions d’avoir le contrôle de l’enseignement à l’échelle de la nation pour asseoir les régimes en place, au moins dans le cas français. Par exemple la loi Guizot, votée en 1833, rend obligatoire la présence d’une école dans les communes de plus de 500 habitants sous la monarchie de juillet, un régime censitaire auquel seules les classes les plus aisées participaient effectivement. Le rôle de l’école est donc plus subtile que la simple formation à la citoyenneté.
  • 13
    Entre autre connu pour ses travaux sur le rôle de l’école dans les dynamiques de reproduction sociales.
  • 14
    Une dynamique critiquée depuis longtemps, au moins dans le cas français.
  • 15
    Par ailleurs Gingras prétend expliquer une blague de Bourdieu disant qu’en sociologie “le problème c’est que les gens parlent”. Il fait un parallèle très simple avec les électrons qui ne demandent pas dans quelle direction le chercheur veut qu’ils aillent. Bourdieu a nommé un de ses ouvrages Ce que parler veut dire et, derrière le sens de la formule, le titre signale déjà le propos du livre: le langage, la manière de s’exprimer des individus, sont déjà les reflets de dynamiques sociales discrètes, qui dépassent le simple sens des mots. L’interprétation de sa blague n’est pas aussi triviale que Gingras le pense et dire que lui l’aurait comprise, contrairement aux “gens”, est probablement le signe d’un certain orgueil.
  • 16
    Pour Bachelard, la phénoménotechnique, introduite dans son article «Noumène et microphysique», malheureusement difficile à trouver gratuitement, renvoie à une nouvelle forme de phénoménologie (au sens philosophique). La physique notamment ne part plus de l’observation de “phénomènes”, mais développe de nouvelles techniques pour faire émerger des phénomènes que la théorie indique comme possible. En ce sens “La physique n’est plus une science des faits mais une phénoménotechnique”. On est donc bien loin de ce qu’en dit Gingras, rien à voir avec la description de la société ou le fait que “grâce à la théorie scientifique, on peut incarner des objets” (pour ce que ça peut bien vouloir dire, on vous laisse seuls juges). Les microscopes électroniques cités en exemple par Gingras sont une application de la théorie de De Broglie, mais ce ne sont pas des objets spécifiquement conçus pour la mise en évidence d’un phénomène (le comportement ondulatoire des électrons), contrairement aux accélérateurs du CERN. Mais ces derniers ne sont cités que pour mentionner qu’ils sont “bourrés de technique”, or leur unique raison d’être est de mettre en évidence des phénomènes inobservables sans l’aide de la technique. C’est donc une mauvaise compréhension de l’idée de Bachelard, et cette idée même va, de toute façon, dans le sens contraire de celles de Gingras.
  • 17
    Autre exemple, le contexte de découverte, notion théorisée par Reichenbach n’est PAS un contexte de “recherche” comme Gingras le prétend, et les deux termes ne sont pas interchangeables. Ou encore, la définition du «phénomène» n’est jamais abordée, car elle reviendrait probablement à remarquer que, en science, les phénomènes et les causes (naturelles ou non) ne sont compris que dans le cadre des théories scientifiques. On se rendrait alors facilement compte que la définition de Gingras de “la Science” est en réalité, elle aussi, proche de la tautologie. L’évolution conjointe du statut des phénomènes et de leurs causes avec les théories est pourtant au cœur des œuvres des philosophes mobilisés par Gingras comme “La Théorie du Non” de Gaston Bachelard (ou la plus accessible “Psychanalyse du Feu”). À titre d’exemple, la compréhension de la notion de masse et son rôle en physique ont été profondément changées d’une part par l’apparition de la théorie newtonienne de la gravitation, d’autre part, par l’apparition de la théorie einsteinienne. Les premiers chapitres de “La Théorie du Non” portent précisément sur ces questions.
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    Enfin ça c’est en théorie. En pratique, on a bien vu qu’il mélangeait tout dès le début.
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    Dans la suite du texte et vu la teneur de la vidéo, on supposera que le sens sous-jacent est une ‘neutralité de point de vue’, au sens que les questions posées et les résultats proposés ne dépendent pas de la source dont ils proviennent. Si cette position peut, à la limite, représenter un idéal à atteindre, prétendre que tel est le cas dans la recherche scientifique est particulièrement naïf. Il est cependant difficile de trouver une position plus charitable vue l’ensemble de la discussion.
  • 21
    Par exemple, la recherche biomédicale à eu de sévères problèmes de protocoles lors des études de tests de nouveaux médicaments, financées par les laboratoires privés avec un objectif de résultats. Plus généralement, le contexte de publication des résultats de recherche est connu pour entrainer des biais du survivants et des difficultés de reproductibilité. Dans la littérature scientifique, c’est ce qui a servi de point de départ à la fameuse “Crise de la reproductibilité”. On peut aussi citer des sources pédagogiques sur le sujet comme le livre Statistics done wrong d’Alex Reinhart (en anglais, notamment). De manière plus générale, les biais ne se limitent pas à la réussite ou non d’expériences, mais aussi à la manière dont sont présentés les résultats, aux outils utilisés ou à leurs implications sociales. Quelles métriques utiliser pour comparer différentes sources d’énergie dans un contexte de crise climatique? N’y a-t’il pas un biais d’échantillonnage dans telle ou telle étude? Qui mettre en auteur principal d’un article? La subtilité des sources de biais peut en réalité aller jusqu’à l’identité de la personne analysant les données. On trouvera des critiques de pratiques comme l’Evidence Based Medicine telle qu’elle est actuellement pratiquée dans les travaux de Jeremy Howick comme cet article ou dans son livre
  • 22
    En effet, une partie de la philosophie bachelardienne questionne les biais socio-culturels influençant la perception des objets d’étude par les savants, et ce depuis la publication de La Formation de l’Esprit Scientifique. Pour Bachelard, si les contextes socio-culturels sont effectivement des obstacles à une «connaissance scientifique objective», la connaissance scientifique de son époque en est encore fortement affectée et l’idéal de connaissance objective ne vient qu’après un travail constant de remise en question des concepts scientifiques. Dans La Philosophie du Non, Bachelard parle même de caractère dialectique des notions, d’aller-retour entre ce que la théorie dit à un instant t et les propriétés qu’elle cherche à intégrer. Le fait de le présenter comme grand épistémologue pour ensuite venir expliquer qu’en physique «ça marche ou ça marche pas» pousse à se demander ce que Gingras en a compris.
  • 23
    Co-récipiendaire du prix Nobel pour la découverte de la structure en double hélice de l’ADN à partir des travaux de Rosalind Franklin.
  • 24
    Sans parler du fait que les relations de pouvoirs rendent en général plus compliqué pour les chercheuses de se plaindre du vol de leur travaux et que l’histoire de cette découverte est plus compliquée que du simple vol, Gingras oublie de noter que Franklin est morte en 1958, et que le prix Nobel a été donné à Watson et Crick en 1962. Difficile pour elle de se plaindre. Difficile aussi pour elle de se plaindre du portrait que Watson donne d’elle dans son livre publié par la suite. Par exemple ici. Venant d’un type ayant écrit dans Nature “For example, it is possible that some women do not appear as authors despite their contribution to research activities […]” dans la critique de sa propre méthodologie, c’est d’une certaine indigence de sa part.
  • 25
    Il est aussi légitime de se demander pourquoi quelqu’un supposément au fait des pratiques de la publication scientifique comme TCD, docteur en biologie, ne sort pas ses meilleurs arguments de zet-jutsu pour se transformer en avocat du diable comme on l’a pu voir faire ailleurs.
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    Juste après qu’il ait “pris pour lui” une définition dont un des avantages était soit-disant “de ne pas classer les disciplines”. Il faudrait savoir.
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    Comment fait Gingras pour “refroidir” un sujet de recherche? Et pourquoi lui y arriverait plutôt que ses collègues? Quel·le·s collègues par ailleurs? On en saura pas vraiment plus. Par contre on apprendra que les “femmes en science” est un sujet chaud car “les féministes vont s’exciter si on dit une petite phrase qui est pas à leur goût ‘Oui mais là tu dis j’ai des stats grosses comme ça et que t’aimes ou que t’aimes pas y a des différences entre les hommes et les femmes en sciences’, après on peut pleurnicher pourquoi mais faut d’abord établir un phénomène”. Au delà de la formulation du meilleure goût, il est légitime de se demander quelles féministes remettent en questions les chiffres qui montreraient les différences de proportions et de valorisation des travaux entre les hommes et les femmes. Bien au contraire, les témoignages des femmes sont généralement les premiers indicateurs de phénomènes sexistes dans les communautés scientifiques et les chercheuses féministes sont généralement très inclines à essayer de quantifier l’impact du sexisme. Gingras a, quant à lui, sa seule publication (et sa plus citée) chez Nature (journal scientifique prestigieux) avec Cassidy R. Sugimoto en co-autrice. Les inégalités de genre sont un des sujets de recherche principaux de cette dernière et elle est une contributrice régulière aux journaux du groupe Nature. Gingras, bien que compétent dans l’étude des indicateurs usuels de bibliométrie, est, quelque part, en train de cracher dans la soupe.
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    Qui jusqu’à preuve du contraire fait bien partie de la production de l’ASTEC et de la TEB, et est encore affiché sur le site.
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    Même la mise sur un pied d’égalité d’évènements anecdotiques comme les soutenances de thèse d’E. Tessier et des frères Bogdanov est fallacieuse. Premièrement parce que contrairement à ce que dit Gingras, les physiciens sont tout autant montés au créneau que les sociologues et on trouve encore sur le net des discussions archivées des différents intervenants avec les frères Bogdanov. Deuxièmement parce que la citation de Jackiw est fausse. La citation exacte est en réalité (trad. des auteurs): “Quelqu’un regarde une œuvre et dit que c’est de l’arnaque; une autre la regarde et la trouve merveilleuse.” et en parlant de la physique d’avant le Big-Bang (qui reste complètement spéculative) il ajoute “Je serais très prudent avant de considérer quelque chose comme insensé, surtout si je ne l’ai pas compris.” une position assez différente d’une comparaison triviale “J’aime/J’aime pas” entre l’appréciation d’une œuvre d’art et d’un travail scientifique et qui recoupe des présentation de la multiplicité des approches du travail scientifique proches de celles qu’on pouvait trouver chez Poincaré ou plus récemment encore chez Tom McLeish. Troisièmement parce qu’en plus de l’opinion de Jackiw sur la question, l’article du New York Times donne la parole à d’autres professionnels sur la question et met en lumière une autre attitude: ne pas en parler c’est aussi permettre à des articles médiocres que personne de sérieux ne citera de simplement tomber dans l’oubli. Et c’est, là aussi, une application des principe que Gingras prône d’une part et regrette d’une autre. Bien que les affaires Bogdanov et Teissier existent, le fait d’en avoir connaissance illustre l’existence de garde-fous de la part de la communauté plutôt qu’une véritable porosité au n’importe quoi.
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    Comme le justifie par exemple, de manière plus ou moins convaincante Pigliucci dans son livre Nonsense on Stilts, au moins dans le premier chapitre, ajouté à la seconde édition.
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    “Helen Pluckrose, James Lindsay et Peter Boghossian sont trois chercheurs américains, persuadés que quelque chose cloche dans certains secteurs du monde académique outre-Atlantique.”Le savoir basé de moins en moins sur le fait de trouver la vérité et de plus en plus sur le fait de s’occuper de certaines ’complaintes’ est devenu établi, presque totalement dominant, au sein de [certains champs des sciences sociales]“, écrivent-ils dans le magazine Areo…” sources: marianne et Aeromagazine dont Helen Pluckrose est une des anciennes éditrices-en-chef, et dont les positions réactionnaires ne sont que difficilement cachés derrière le vernis libéral. Pluckrose (qui n’est pas chercheuse) était invitée au colloque réactionnaire organisé à la Sorbonne en janvier 2022 et sobrement baptisé “colloque de la honte” par une partie notable de l’enseignement supérieur. James Lindsay est publiquement connu pour ses idées antivaxx, son soutien à Trump et sa proximité avec l’extrême-droite (cette dernière citation faussement attribuée à Voltaire vient en réalité du néo-nazi Kevin A. Storm et est à connotation antisémite). Il relaie depuis plusieurs années des idées complotistes. Peter Boghossian a été condamné par son université pour méconduite après enquête interne de la part de l’université de Portland à laquelle il était rattaché. En effet l’abus de confiance est puni très sévèrement par le conseil institutionnel dont dépend l’université de Portland. Le positionnement politique apparent des auteurs du Sokal Squared met en lumière le caractère fondamentalement intéressé de leur canular. TCD devrait probablement faire très attention aux personnalité auxquelles il fait référence s’il espère garder une certaine crédibilité en tant que défenseur de la science.
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    TCD fait par ailleurs un commentaire sur l’islamogauchisme (sur lequel il n’a pas d’opinion mais “comprend que ça inquiète”, ce qui est une opinion). Ce dernier est d’autant plus malvenu que ce terme fourre-tout a depuis servi de prétexte à un élu régional, Laurent Wauquiez, pour retirer des fonds à un institut de recherche, l’IEP de Grenoble. Il y a fort à parier que les chercheurs victime de ce genre de censure se passeront d’un soutien comme TCD, et agiter une panique morale pareille sera plus contreproductif qu’autre chose vis-à-vis de l’indépendance des chercheurs.
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    Système de review que Sokal avait contourné, tout comme la critique par le reste de la communauté, en révélant son canular à peine quelque jours après la publication de son article. À la décharge de Gingras, il dit correctement ce que l’affaire Sokal a démontré sur les publications en critical studies: rien.
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