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Note de lecture: Les Sciences dans la mêlée

Après un été assez loin des productions liées à l’esprit critique et un premier semestre plein de cours, de travail et d’activités en tout genre, je me suis décidé à me remettre à la lecture de trucs longs et bien chiants comme je les aime. Je me suis tourné vers ce classique des années 80 que je n’avais jamais lu mais dont j’ai entendu parler depuis si longtemps qu’est le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens. Cette note ne parle pas de ce livre qui m’est en réalité tombé des mains1Non seulement je n’en suis clairement pas le public, mais il donne vraiment l’impression que la psychologie sociale est plus proche des pick-ups artists que de la science. C’est perturbant. Et le style est quand même lourd, en plus de parler de trucs que je trouve très chiants. et un séjour dans une petite librairie de quartier m’a permis de le remplacer par Les sciences dans la mêlée (LSDLM) de Bensaude-Vincent et Dorthe. Et c’était bien mieux! Au point que le contraste m’a donné envie d’en faire une mini note de lecture, parce que ce genre de livre est bien nécessaire, surtout de nos jours.

Tout d’abord un mot sur les auteur·ice·s. Bernadette Bensaude-Vincent est professeur émérite de philosophie à Paris 1, et a particulièrement travaillé sur l’histoire des sciences françaises, et notamment de la chimie, à travers les figures de Lavoisier ou Paul Langevin, dont elle a écrit des biographies complètes, tenant compte aussi bien de leurs travaux scientifiques et de leurs engagements politiques. Elle est ainsi spécialiste de l’évolution du rapport entre le grand public et la science en tant qu’institution. LSDLM fait d’ailleurs souvent appel à tout un ensemble de travaux plus ou moins récent de certain·e·s intellectuel·le·s peut-être plus connu·e·s du grand public comme son directeur de thèse Michel Serres, Isabelle Stengers ou Bruno Latour, et illustre la fécondité de travaux qui peuvent sembler un peu aride ou abscons à certain·e·s, dont moi. Comme le rapporte Hervé Morin pour Le Monde2Et je suis désolé pour les contenus payants., Gabriel Dorthe est son ancien étudiant dont les travaux s’orientent d’une part sur le transhumanisme, et d’autre part sur la confiance du grand public dans les institutions scientifiques. Tous les deux s’étaient déjà associé·e·s pour publier une tribune suivant les évènements du confinement au début de l’épidémie de COVID en 2021, en allant à l’encontre d’une analyse relativement simpliste provax/antiscience, et inversement, en essayant d’aller au delà d’une volonté de clivage, manifeste dans les médias et une bonne part des discours publics, pour essayer de comprendre les origines de certaines formes de méfiance du public vis-à-vis des institutions et trier le bon grain de l’ivraie dans les interrogations qu’elles posent. On peut trouver, rétrospectivement, les prémices du livre dans les interventions de chacun, comme par exemple ici sur Radio Parleur, ou la manière dont il résonne avec des travaux précédents de Bensaude-Vincent. Le livre s’articulera par ailleurs avec Les Gardiens de La Raison auquel il fera de plusieurs fois référence.3Dont vous pourrez trouver une lecture commentée longue et complète chez L.L. De Mars avec le camarade Violet. Si vous tenez plus de 10h, j’y passe un moment.

Couverture du livre aux éditions du Seuil. On y voit un montage montrant un ustensile de verrerie de chimie fumant dont le sommet est remplacé par une cheminée de centrale nucléaire. On y voit le titre complet "Les sciences dans la mêlée, pour une culture de la défiance".
La couverture du livre.

Le livre est découpé en trois parties relativement indépendantes dont le discours est grossièrement chronologique et chacune découpée en 3 chapitres:

  • « Avant »: une première partie intitulée « Un diagnostic discutable » qui reviendra sur les rapports historiques entre sciences et société, qui reviendra sur les angles morts à voir le grand public comme irrationnel, la vision caricaturale de la productions scientifiques notamment mise en avant par les communautés rationalistes depuis les Science Wars, avant de revenir sur la relation complexe entre les sciences et le pouvoir en France. Cette dernière partie dévoile une intrication historiquement compliquée entre science et pouvoir partant de la fin du XIXem siècle, et l’affaire Dreyfus, pour descendre le long du XXem siècle et illustrer comme la science s’est lénifiée politiquement auprès du grand public tout en devenant la source d’un technosolutionisme sans compte à rendre.4En parallèle, quelque détours nous font aussi voir la naissance de la marotte des pseudosciences chez les chercheurs en sciences de la nature dans les milieux rationalistes. C’est très drôle à lire pour moi.
  • « Pendant »: avec une seconde partie « La Science en Question » sera discuté plus en détail les conditions de production de la connaissance par les instituts scientifiques: quels sont les formes spectaculaires que prennent les promesses scientifiques et les attentes qu’elles génèrent, comment la recherche s’organise de manière de plus en plus compétitive et est poussée à l’innovation par le pouvoir et l’organisation capitaliste de la société ou comment le débat est cloisonné par l’autorité scientifique à ses seuls formats propres de communication (articles, données statistiques, etc.), fixant les règles du jeu et désemparant les citoyens ayant, pourtant, des objections légitimes à faire valoir. En plus des exemples de la gestion des déchets nucléaires ou des vaccins, le livre parle de la manière dont les antennes 5G sont plus ou moins discrètement installées dans certaines communes avec une information limitées pour les riverains. Si le problème peut être relégué dans la catégories des gestions communales, il est important de prendre en compte que les arguments des gens se levant contre ces installations sont souvent limités à ceux des électro-sensibles, dont les symptômes n’ont pas été « scientifiquement démontrés » comme étant produit par les antennes relais, ou les idées complètement hors-sol des complotistes qui l’associent à des puces de contrôle ou au COVID. Le déploiement de la 5G en France s’est décidé de manière unilatérale par les instances dirigeantes en esquivant un grand nombre de questions en matière d’impact écologique et énergétique: renouvellement des parcs matériels, impact sur l’environnement… et ceci sans compter sur les problèmes de souveraineté nationale, de préservation des données privées ou simplement d’intérêt de la technologie. Ces exemples illustrent notamment, plus qu’une remise en cause des faits établis, un conflit de valeurs entre citoyens et politiques, dans lequel l’autorité scientifique sert de tranchoir pour couper toute discussion dans les intérêts des instances dirigeantes, augmentant la méfiance et le rejet des citoyen·ne·s.
  • « Après »: dans une dernière partie intitulée « La Défiance en Partage », le livre essaie d’aller plus loin que le diagnostic en proposant des solutions pour essayer de renouer le dialogue entre scientifiques et citoyen·ne·s. La défiance devient un outil servant aux premiers à élargir leurs vues pour réduire leurs angles morts, et aux seconds à reprendre confiance dans la démarche et l’honnêteté des communauté scientifiques. Mais le processus n’est pas unilatéral. Il ne s’agit pas seulement de d’écouter les besoins et d’y répondre mieux, mais plutôt de permettre aux deux parties de prendre une part active dans le modelage des attentes de chacun. Ceci nécessite de détricoter la manière dont la connaissance se produit réellement dans les laboratoires auprès du grand public, et de repenser la manière de travailler des chercheurs et des chercheuses pour leur permettre de reprendre le contrôle de l’orientation de leurs productions d’une part et écouter les attentes du public d’autre part, pour mieux lui transmettre les résultats de leurs travaux. C’est peut-être la partie sur laquelle je suis le moins convaincu, mais c’est la plus prospective et elle a le mérite d’aller nettement plus loin que le simple constat que « Les gens sont cons. » qui est insultant en plus d’être pénible.

D’autres fils rouges traversent le livre comme l’évolution de la figure de « l’expert », de diseur de vrai à simple conseiller de plateau dont l’autorité perd, lentement mais sûrement, sa valeur. Je trouve par ailleurs le livre un peu trop conciliant avec certaines positions complotistes dont l’instrumentalisation politique, notamment par l’extrême-droite, est indéniable, tout autant que leurs origines qui se recoupent souvent dans un certains nombres d’idéologies antisémites et racistes. Mais le livre essaie de s’adresser au ventre mou, à la zone grise et peut peut-être donner des pistes pour aider à, justement, adresser la paroles à ces gens et les aider à sortir de la merde vers laquelle ils s’approchent. J’y vois alors un complément avec une partie du travail que j’essaie de faire pour montrer la vacuité des travaux d’éducation populaire menées par les rationaleux zététiciens, notamment avec les camarades de ZEM5Anciennement Zet-éthique Métacritique, nouvellement Zone d’Échange Métacritique., par ici ou par là. Pour finir je souhaiterais citer un extrait de l’article de Hervé Morin mentionné plus haut qui résume à mon avis assez bien le propos et la position que je partage avec les auteur·ice·s:

Par-delà cette méfiance, ce qui l’a surprise, c’est à quel point l’image d’une science pure, désintéressée, reste vivace dans l’opinion. « C’est un idéal qui n’a jamais existé, et c’est pourtant à cela que le public semble faire confiance , note-t-elle. Mais on a besoin de tels mythes : c’est une norme vers laquelle il faut tendre. »

La philosophe propose des pistes pour surmonter cette crise de confiance. « Ces controverses ne sont pas closes. Intervenir, de fait, c’est participer, et on ne pouvait se placer comme observateurs extérieurs », abonde Gabriel Dorthe. « Nous avons voulu rompre avec l’ère du soupçon, où l’on dénonce des complots, des arrangements, pour proposer à la place une culture de la défiance, résume Bernadette Bensaude-Vincent. C’est une attitude génératrice de savoirs robustes, qui valorise celui que l’on défie, alors que la méfiance l’humilie. »

Hervé Morin — Bernadette Bensaude-Vincent, une philosophe pacificatrice
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    Non seulement je n’en suis clairement pas le public, mais il donne vraiment l’impression que la psychologie sociale est plus proche des pick-ups artists que de la science. C’est perturbant. Et le style est quand même lourd, en plus de parler de trucs que je trouve très chiants.
  • 2
    Et je suis désolé pour les contenus payants.
  • 3
    Dont vous pourrez trouver une lecture commentée longue et complète chez L.L. De Mars avec le camarade Violet. Si vous tenez plus de 10h, j’y passe un moment.
  • 4
    En parallèle, quelque détours nous font aussi voir la naissance de la marotte des pseudosciences chez les chercheurs en sciences de la nature dans les milieux rationalistes. C’est très drôle à lire pour moi.
  • 5
    Anciennement Zet-éthique Métacritique, nouvellement Zone d’Échange Métacritique.
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